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« Soudain le regard. Sans que rien ait bougé. Regard? C’est trop peu dire. Trop mal. Son absence? Non moins. Indicible globe. Insoutenable. »

- Beckett

Les corps étrangers est une exploration sur les limites entre le perceptible et l’imperceptible en écho à mes recherches en phénoménologie sur la spectralité du visible et sur le processus de reproduire des images. Les dessins sont des agrandissements au graphite d’oeuvres de très petites dimensions réalisées deux ans plus tôt dans le cadre de la série Masques. Exécutées strates par strates, par la retranscription à la main de projections lumineuses, les images ont pris forme anonymement et sont presque désinvesties des traces d’une subjectivité. Les visages qui s’extirpent peu à peu des amas de lignes flottent sur le papier, un peu à la manière des corps étrangers qui surviennent dans le champ visuel.

       Le projet se nourrit également d'hallucinations perceptives et auditives que je vis depuis que je suis toute petite. Elles font l’objet du texte accompagnant cette série. 

Doubles: Les corps étrangers a été présenté dans le cadre de la MANIF 10 - Les illusions sont réelles

Graphite sur papier. Dimensions variables, 2020-2021.

***

Dehors, entre soi et les choses, grouillent parfois de petits points, taches, crachats de lumière qui se collent à la paroi fine de l’oeil. Ces petites particules me rappellent le grain hantant les anciennes photographies : ni tout à fait dans l’image, mais pas non plus en dehors d’elle ; des débris dépourvus de sens sur lesquels rien ne sert de s’attarder. On les appelle parfois corps étrangers : entitées venues dont ne sait où pour envahir notre regard. On les appelle aussi mouches volantes : grésillements sur la trajectoire de l’œil, chasse-poursuite interminable. Presque imperceptibles, presque inaudibles, exaspérant la limite de l’attention.

 

 

Ça commence les yeux bien ouverts. Un léger tremblement agite le visible (« pas encore, pas déjà »). Tu tentes de t’affairer, de t’accrocher à un souci quotidien, de déjouer les spectres, mais c’est trop tard évidemment – tu l’apprendras avec le temps. Des crépitements s’échappent du contour des objets, chuchotent des menaces confuses qui te concernent forcément, car tu es seule (parfois, en entendant un agent de circulation hurler en te regardant, tu te rappelleras la terreur enfantine lorsque ça te prenait, ton impuissance d’alors). Presque un haut-le-cœur, ça gronde si fort que l’onde de choc se prolonge, des fissures entament le vitré. Tu te replies derrière tes paupières, sas de sûreté pour amortir le déferlement, mais l’initiative est trop tard venue : tu enfermes l’écho à l’intérieur.

Je voulais vous parler, mais déjà ma voix se répète, s’insinue d’un double qui murmure tout bas, mais en pesant bien ses mots. Petites majuscules qui se découpent l’une après l’autre, chaque lettre s’entêtant à être parfaitement audible, brûlant de ses empattements, de ses points et de ses panses, la trame de la conscience. Insiste, encore, plainte délicate, sourde.

     Devancer la redite, parler plus vite. Élever la voix, plus fort encore, une manière d’exorcisme – mais il n’attendait que ça. La panique grossit l’écho, l’imploration se mue en grimace. Fermer les yeux, ouvrir les yeux. N’en pouvant plus, refermer les yeux. Gymnastique psychotique. Les parois de l’intérieur du corps gonflent, élastiques. La voix s’étire, ses syllabes humides s’étendent sur des siècles. Et je voulais vous parler ! À l’intérieur, la tête est une mouche noire, les pattes brûlées, les ailes chiffonnées, perdue dans une grotte immense et inconnue.

Alors tu abandonnes, seule sagesse. Tu essaies par le renoncement à toutes tes velléités de faire des hurlements une berceuse, d’y endormir ton regard, trop épuisé de toute façon pour quelque maîtrise. Cette fine pellicule où s’accrochent les vers de lumières, les particules d’ombre. Si elle pouvait s’effriter. Si tu pouvais…t’extirper du devant, t’auto-vomir parmi les choses. Devenir une mouche parmi les mouches pour ne plus les entendre.

     Je voulais vous parler simplement pour couvrir la rumeur des choses. Mais le je est trop incertain, petite mouche brûlée devant les débris du visibles. Les curseurs du réel sont mal ajustés.

Je voulais vous parler pour couvrir cette faible rumeur avant qu’elle ne devienne menace. Je n’espérais pas beaucoup : donner une mesure au volume du dehors, me conforter dans l’idée d’une certaine maîtrise entre le premier et l’arrière-plan. Je pensais ainsi facilement couper court à l’enflure de ce bruit de fond se glissant dans les interstices du crâne ; de quelques mots, freiner la multiplication de cette colonie bourdonnante. Je voulais…

Photos : Rosalie Gamache et Martin Laroche

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